Heiner Müller

Medea Pascal Dusapin et Sasha Waltz au TCE

Spectacle captivant, cet opéra dansé fut une de mes plus belles découvertes de ce début de saison. Retour sur cette pièce incroyable vue le 10 novembre au Théâtre des Champs-Elysées.

Le rideau rouge chute sur le sol. Au fond de la scène, des corps qui semblent soudés les uns aux autres. Ils roulent ensemble reliés par les mains et les pieds. Ils forment à présent un grand cercle, comme le ventre enfantant la colère de Médée. Les corps se détachent, reforment des petits groupes, se relèvent. C’est une danse fluide et douce qui va appuyer le caractère du personnage de Médée, rendu très humain. Disparition des danseurs qui semblent s’être incrustés dans une fresque vivante au mur. C’est Médée qui fait ensuite son entrée.

On est loin de la version sorcière-magicienne qui envoie Thésée capturer le taureau de Minos.  C’est la femme d’avant son crime, une femme perdue et seule. Les premières notes chantées vous saisissent « Ich… ». On frissonne. Le livret d’Heiner Müller et la partition de Dusapin offre la voix de Médée à une unique chanteuse. Jason et la nourrice sont des voix off qui semblent venir d’une loge cachée. Une seule chanteuse sur scène, un chœur qui va se mêler aux danseurs, sorte de miroir de la conscience de Médée, qui va passer de l’humanité à l’horreur. La mise à mort des enfants se fait presque en douceur, comme si au plus fort de sa haine, Médée ne se rendait pas compte de son geste. Dans la musique, comme dans la danse, on est frappé par cette femme qui semble terriblement sensible et qui bascule. Le collier autour de l’enfant éclate, tâche sa robe de sang. Le sang gicle, les mains de Médée sont désormais marquées de cette haine. La danse de Sasha Waltz devient plus rugueuse, plus dure, tandis que la voix de Médée s’affole face à son geste. La scénographie est fabuleuse, peu de choses, des lumières rasantes qui disparaissent peu à peu tant l’esprit de l’héroïne devient trouble. Des ventilateurs soufflent, comme pour laver le crime, rien n’y fait le sang sèche et la voix qui résonne à la fin de l’opéra est seule et n’a plus d’écho. Wo ist mein Mann n’aura pas de réponse… Sublime…

Site du Théâtre des Champs-Elysées clic
Caroline Stein
  Medea
Claudia Bertz, Ulrike Barth  soprano
Anne-Kristin Zschunke mezzo-soprano
Kerstin Stöcker  alto
les quatre voix de Medea
Akademie für Alte Musik Berlin

Vocalconsort Berlin
Sasha Waltz & Guests

A lire ailleurs : Palpatine, La souris

Martin Wuttke est Arturo Ui

Pour quatre jours seulement le Berliner Ensemble se produisait au Théâtre de la Ville pour jouer La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht. Dès la présentation de la saison du Théâtre de la ville, j’ai su qu’il ne fallait pas manquer ce rendez-vous. Mardi 25 septembre, je suis donc arrivée au Théâtre de la Ville et j’ai vite été plongée dans le vif du sujet. A la fenêtre, un homme ressemblant à Hitler, prononçant un discours en allemand.

La pièce raconte l’ascension à la tête de la ville de Chicago d’Arturo Ui. Au début, la scène est habitée par des hommes en costumes trois pièces, le cigare à la bouche, une pute de luxe en manteau de fourrure ; sur une estrade, cadrée par un rectangle rouge, un vieil homme moustachu semble avoir de l’importance. Au devant de la scène, un homme à quatre pattes, la langue rouge pendante. Il halète, il grogne tel un chien. Assis sur le premier rang trois hommes au visage vert.

On plonge assez vite dans le vif du sujet. Crise économique, prix des légumes et petits trafiquants en tous genre qui tentent de prendre leur part du gâteau. A la tête de la ville, le trop respectable pour être honnête Dogsborough que le minable Arturo Ui va parvenir à faire chanter. Arturo est ce chien misérable qui ne sait pas aligner trois mots correctement (on est obligé de lire les sur-titres de ce personnage, même en parlant allemand), qui bave devant le pouvoir, qui n’a aucun savoir-vivre et dont la brutalité extérieure va peu à peu entrer en lui, dans son esprit.

Arturo Ui va être le témoin d’un accord illicite entre le trust des choux-fleurs et Dogsborough. Il va se servir de cela pour lui prendre sa place. Brecht dénonce ici la passivité des puissants de la ville, qui est la parabole de l’Allemagne de 33. Le comédien qui joue Dogsborough semble presque de cire pour symboliser son laisser-faire. Il est déjà mort, son visage est quasi immobile. Seule la bouche bouge, tel un pantin manipulé par Ui.

Peu à peu le personnage d’Arturo Ui se transforme et là, on ne peut que rester sans voix devant la performance de Martin Wuttke. La mise en scène de Müller est fabuleuse en cela, car elle parvient à faire de ce texte fleuve, rédigé en vers, la farce historique qu’elle doit être. Son personnage principal y est pour beaucoup. Passer du chien haletant, près à mordre, au psychopathe haranguant les foules, changer son langage, sa voix, c’est complètement fascinant de voir évoluer ce comédien sur scène.

Si dans l’écriture de Brecht, Arturo Ui avait certains aspects d’Al Capone, il semble qu’Heiner Müller choisit de se tourner complètement sur la ressemblance avec Hitler. Plus on avance plus le personnage, plus il ressemble au tyran nazi. Le salut hitlérien devient un tic qui va ponctuer sa gestuelle, la croix gammée s’incarne dans son corps. Le manteau de Dogsborough vient compléter son allure de SS. Les bruits des bottes du sol, le métro qui par sa redondance fait de plus en plus penser au train vers les camps, tant Arturo semble prendre du plaisir à les écouter passer, tout l’univers du nazisme se construit sur scène. L’audition du procès de l’incendie du Reichstag, entre deux scènes,  montre clairement la volonté de Müller de coller à l’histoire allemande.

On rit, on rit énormément pendant la pièce. La scène de leçon chez le comédien shakespearien est un délice ; comment se tenir, comment parler, le ridicule du personnage est à mourir de rire. Dans la conquête de Cicero, ville voisine, parabole de l’Autriche, il prend la femme du maire de la ville et la viole. Heiner Müller parvient à nous faire rire, quand Arturo Ui se relève et son pénis est inexistant.La tirade sur la foi (Glaube en allemand) est un délice, le personnage semble s’étouffer chaque fois que le mot ‘Glaube’ sort de sa bouche.

La musique a une place centrale dans la pièce. Les 17 scènes sont entrecoupées par la musique de Paperlace, The Night Chicago died. Les autres extraits sont extraites du répertoire classique. Quand Arturo Ui s’empare de Cicero, La Force du destin de Verdi résonne, c’en est presque ironique.

La fin de la pièce est géniale.  Mesdames et Messieurs, nous vous avons présenté la pièce, voici les personnages. Ambiance sonore, un piano joue une rengaine de cirque ou de dessins animés des années 30. C’est à ce moment, une fois que l’on est pris dans la comédie, que Brecht rappelle la réalité.
« Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester les yeux ronds… Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde »

avec : Martin Wuttke, Martin Schneider, Volker Spengler, Martin Seifert, Stefan Lisewski,  Jürgen Holtz, Margarita Broich, Roman Kaminski, Michael Gerber, Veit Schubert, Michael Rothmann, Uli Pleßmann, Thomas Wendrich, Detlef Lutz, Jörg Thieme, Axel Werner,
Heinrich Buttchereit, Michael Kinkel, Victor Deiß, Uwe Preuss, Ruth Glöss, Uwe Steinbruch, Larissa Fuchs, Stephan Schäfer.

A lire dans la presse :

Le Figaro, Le Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville, clic.
Marianne, La bête immonde prend d’assaut Paris, clic.
Les Echos, Le grandiose opéra du mal, clic.

Extrait vidéo, clic.

Si vous voulez revoir Martin Wuttke, il joue dans la pièce présentée au Théâtre du Rond-Point, Artaud se souvient d’Hitler et du Romanische Café, du 14 au 18 novembre. Il reste des places que vous pouvez prendre soit via le Théâtre du Rond-Point ou via le Festival d’automne.