Adolphe Adam

Giselle viennoise

Il y a des conversations qui en cinq minutes vous font prendre une décision sans même regarder son agenda. Le genre de conversation où on vous demande « T’es libre le week-end prochain ? On va voir Giselle ? » et dix minutes plus tard, vous recevez dans votre boite mail un billet d’avion et une place d’opéra. Comme ça. Il ne reste qu’à prendre un charmant hôtel histoire de profiter pleinement de la ville.

Quand je prends enfin l’agenda, je m’aperçois que c’est en même temps que les adieux de Laetitia Pujol. Manuel Legris sera à Paris et moi à Vienne. Voilà un échange qui me semble tout de même sympathique. Je lirai les comptes-rendus des bloggueurs, les articles de presse, je suivrai les live instagram et je regarderai en boucle des vidéos de Laetitia Pujol pour me consoler. De toutes façons, j’adorais Pujol en Juliette, alors je garde ce souvenir très précieux au fond de moi. Sa Giselle était grandiose aussi, alors finalement aller voir Giselle à Vienne, c’est une sorte d’hommage à ce personnage.

(c) Wiener Staatsoper GmbH / Ashley Taylor

Vienne c’est drôlement beau. Leur Giselle aussi. Avec un décor en noir et blanc, comme dans les vieux films. Ça permet de poser des couleurs sur la danse, de voir toute une palette en regardant les mouvements. Pour cela, il faut de jolis danseurs, expressifs qui nous racontent l’histoire. Portée par Denys Cherevychko, Nina Polakova et Eno Peci (dont je suis officiellement amoureuse désormais) le ballet s’offre au public avec une belle fluidité. L’orchestre joue à merveille la partition et appuie les nuances de la danse. On ne voit pas le temps passer.

Au delà du décor tout droit sorti d’un livre de Gustave Doré et des costumes qui ajoutent des nuances de gris (les Willis sont très belles dans leurs voiles couleur perle), la mise en scène d’Elena Tschernischova propose une vision moderne de Giselle. La danse est mise en avant, à l’instar d’une pantomime simplifiée mais très lisible pour le spectateur novice. Nina Polakova campe une Giselle naïve et tragique à la fois, à la danse impeccable (quelles jambes !) qui nous emporte dans son destin tragique. Son partenaire, Denys Cherevychko est un Albrecht qui montre sa supériorité de rang par une puissance assumée, qui sert de très beaux sauts et des pirouettes remarquables. Giselle supporte Albrecht à l’acte II comme une résistante le fait avec une cause perdue. Les grandes idées du ballet ressortent : amour, jalousie, déraison, pardon, mort. Cela aurait mérité d’être vu une deuxième fois. On reviendra, sur un coup de folie, pourquoi pas sur un coup de foudre, comme l’amour de Giselle pour la danse.

(c) Wiener Staatsoper GmbH / Ashley Taylor

A part ça, à Vienne :

  • Décidément sacrée collection à l’Albertina ! Un joli parcours de Monet à Picasso. Exposition magnifique sur les dessins de Dürer. En accord avec le décor schwarz-weiss de Giselle, histoire de prolonger le plaisir.
  • Le musée de l’histoire de l’art : immanquable ! Des trésors cachés ! Raphaël, Brueghel (la très impressionnante Tour de Babel est là), Rembrandt… En plus il y a un charmant café au milieu, pas de raison de ne pas y rester des heures.
  • On brunche dans la rue Kirchengasse, où on trouvera forcément un petit café bio sympa.
  • On déjeune chez Plachutta avec un bon vin viennois.
  • On goûte chez Sacher (une Sachertorte fallait-il le préciser).
  • On dîne au Palmenhaus.
  • On traine dans le parc à côté de l’Albertina (oui parce qu’à un moment il faut digérer).

Réquisitoire contre Albrecht

Samedi vingt-trois avril de l’an deux-mil-seize, la 32e Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris. La Chambre secrète, la Chambre de la Danse, siège exceptionnellement en audience publique, quoique le Palais soit quasi-vide, pour connaître de l’affaire qui remue danseurs, chorégraphes et spectateurs depuis un siècle et demi : enfin, le Prince Albrecht de Silésie va être jugé.

Isabelle Ciaravola Giselle

Isabelle Ciaravola incarnant Giselle (Photo FB I. Ciaravola)

A titre liminaire, le Ministère public entend remarquer que, compte tenu de l’arrêt de mise en accusation rendu par la Chambre de l’instruction, suite à l’appel interjeté par le Parquet sur l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel rendue par le magistrat instructeur, l’affaire sera appelée non pas devant la 32e Chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris, mais devant la Cour d’assises de Paris.

Monsieur le Président, Madame, Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés,

l’affaire qu’il vous appartient aujourd’hui de juger est d’une limpidité diaphane :

Comparaît aujourd’hui devant vous un jeune homme qui, Prince, a chu du pinacle où le portait sa haute naissance pour se comporter avec la perfidie qui sied à un misérable hobereau de province – si ce n’est au premier malandrin venu.

L’histoire est connue de tous, et il n’est guère besoin de la rappeler : Albrecht, moyennant un stratagème – rien moins qu’une promesse d’hymen – dont l’ignominie n’a d’égal que la noirceur de l’hideux dessein qu’il venait servir, a conquis l’âme et le coeur de la pauvre Giselle.

Sans doute était-ce pour s’amuser. Ou pour se rassurer peut-être, lui le grand Seigneur dont les dames de la cour s’éprennent de l’étiquette sans que jamais il ne lui faille les séduire.

Mais voilà : Giselle, elle, en est morte.

Les faits sont eux aussi notoires, nul besoin de s’y attarder : les armes dissimulées dans le cabanon, l’utilisation d’un faux nom, la promesse de mariage, la danse macabre qui s’ensuit…

Tous ces éléments, parfaitement établis par le dossier de l’instruction (qu’il s’agisse de l’enquête diligentée sur commission rogatoire de Monsieur Heine, ou de l’ordonnance de renvoi rendue par Monsieur Gautier), témoignent de manière irréfragable, et plus qu’à suffire, de la maxime qui invariablement semble présider aux actions d’Albrecht : « préméditation & lâcheté ».

A quoi bon tenter de démêler l’écheveau de cette méchante tête, dont ne sourd que le vice le plus abject, soutenu par la détermination la plus froide ?

Plutôt que de vaines condamnations morales, auxquelles les convulsions d’une époque malade ne sauraient manquer de trouver quelque contradicteur, je m’en tiendrai à présent, si vous le voulez bien, à exposer la qualification juridique des faits.

LP NLR Giselle extrait DVD

Laëtitia Pujol et Nicolas Le Riche

Car la loi, elle, ne ment pas.

Or, là aussi, l’accusation ne saurait souffrir la moindre contestation :

Usurpation d’identité, manoeuvres frauduleuses, voilà sans doute qui, de prime abord, nous ferait penser à l’escroquerie, dont il convient de rappeler qu’elle se trouve définie par l’article 313-1 du Code pénal comme « Le fait, soit par l’usage d’un faux nom, […], soit par l’emploi de manoeuvres frauduleuses, […] de tromper une personne […] et de la déterminer ainsi, à son préjudice […], à fournir un service ou à consentir un acte… »

En l’espèce, la dissimulation des armes, l’utilisation du faux nom et finalement la promesse de mariage, en vue de la danse.

Or, Albrecht comparaît aujourd’hui devant votre Cour, et non devant le tribunal correctionnel. Pourquoi ? Parce que Giselle est morte.

Et c’est pourquoi la Chambre de l’instruction a, à juste raison et selon un arrêt parfaitement motivé en fait et en droit, considéré que les agissements d’Albert étaient constitutifs du crime de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner (article 222-7 du Code pénal).

Cette qualification pourrait sembler surprenante aux profanes. En effet, « violences », me direz-vous, Mesdames et Messieurs les jurés, mais enfin, aucun coup n’a été porté !

Cependant, ce serait oublier l’article 222-14-3 du Code pénal, lequel dispose en son unique alinéa que « Les violences prévues par les dispositions de la présente section [i.e. celle dans laquelle est insérée l’article 222-7 relatif aux violences ayant entraîné la mort] sont réprimées quelle que soit leur nature, y compris s’il s’agit de violences psychologiques. »

En l’espèce, la promesse monstrueuse d’Albrecht a plongé Giselle dans un tourbillon mortifère de souffrances psychologiques insoutenables : c’est ce dont atteste, au besoin, le rapport d’expertise psychiatrique du docteur Mats Ek.

Et ces souffrances ont causé sa mort – peu important de savoir si celle-ci eut pour cause directe le coup de poignard suicidaire, ou l’effondrement physiologique d’un corps livré à la tyrannie de la démence.

En outre, et enfin, je requiers de votre Cour qu’elle fasse application de la deuxième circonstance aggravante prévue à l’article 222-8 du Code pénale, selon lequel « L’infraction définie à l’article 222-7 [i.e le crime de violences ayant entraîné la mort] est punie de vingt ans de réclusion criminelle [et non de quinze ans] lorsqu’elle est commise : […] 2° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur. »

En l’espèce, il est établi que Giselle était affectée d’une fragilité physique et psychique qu’Albrecht ne pouvait ignorer, la mère de Giselle s’étant précisément opposée à la danse en raison de l’état de santé de sa fille.

La circonstance aggravante liée à la particulière vulnérabilité de la victime doit donc être retenue.

Giselle en train de mourir DG MH

Dorothée Gilbert et Mathias Heymann

PAR CES MOTIFS,

le Ministère public, au nom de la société danseuse toute entière et par le truchement de la procuration à lui accordé par la République balletomane, a l’insigne honneur de requérir qu’il plaise à votre Cour de :

Sur l’action publique,

DECLARER Albrecht de Silésie coupable du crime de violence volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner, infraction prévue à l’article 222-7 du Code pénal ;

– DIRE ET JUGER que ce crime a été commis avec la circonstance aggravante liée à la particulière vulnérabilité de la victime, telle que prévue à l’article 222-8 2° du Code pénal ;

– CONDAMNER, en répression, Albrecht de Silésie à la peine de vingt ans de réclusion criminelle prévue par l’article précité et décerner, à cet effet, un mandat de dépôt à son encontre  ;

Sur l’action civile,

CONDAMNER Albrecht de Silésie à verser à la mère de Giselle, seule famille connue de la défunte, la somme de 1.000.000.000 d’euros (un milliard d’euros) en réparation du préjudice moral causé par la perte d’une enfant belle comme le jour et pure comme la vierge ;

SOUS TOUTES RESERVES,

ET CE SERA JUSTICE.

La parole est à la défense, ici