Le festival d’Automne nous offre sans doute le plus grand et le plus bel évènement de cette saison : Einstein on the Beach, l’opéra de Philip Glass et Bob Wilson, chorégraphié par Lucinda Childs. Du 7 au 12 janvier 2014, plus de 10 000 spectateurs ont assisté à ce chef d’œuvre hors du commun. 4 actes, 5h, pas d’histoire, mais des tableaux évocateurs du génie qu’était Einstein, de ses théories, sur la musique envoûtante de Philip Glass. Il fallait être au rendez-vous. Retour sur la représentation du 11 janvier.
Einstein on the Beach ? Pour ceux qui n’auraient pas suivi, vous devez vous demander ce qui se cache derrière ce titre énigmatique. Crée en 1976 au Festival d’Avignon, Einstein on the Beach est un opéra signé Philip Glass pour la musique, Bob Wilson pour la mise en scène, Lucinda Childs pour la chorégraphie. L’opéra ne raconte pas la vie d’Einstein, mais se sert de la figure du génie, pour l’évoquer à travers des scènes – dont l’esthétique et la mécanique est toujours plus éblouissante. Chaque acte est divisé en deux scènes, dont les titres sont très simples (train, procès, ballet). Entre les actes, des « Knee Play » servent d’interludes. Le tout dure 5h, sans entracte, mais le public est libre d’aller et venir, ce qui crée aussi une ambiance particulière dans la salle, mais pas gênante, car la salle semble communier autour de ce spectacle hors-norme.
Ma première impression en sortant du spectacle fut liée au temps : je n’ai jamais su combien de temps cela durait, je ne me suis pas ennuyée, j’ai été complètement emportée dans le tourbillon de la musique, qui va en graduation – elle nous prend dès la première scène et ne nous lâche pas. Les notes résonnent dans notre tête, d’autres viennent s’ajouter, quelques mots des poèmes s’accrochent. Le premier Knee play présente les deux femmes qui vont mener le spectacle. A la diction très claire, leurs voix se posent sur l’air du chœur « One, two, three, four, five, six, seven, eigth ». Tous habillés de chemisiers blancs, pantalons gris et bretelles, comme Einstein sur une fameuse photo. Puis, vient la première scène du premier acte, à mon sens, une des plus forte de l’opéra, avec ses « La si do si la » qui se succèdent. Une locomotive entre de manière très lente, on la voit à peine bouger, tandis qu’au milieu, une femme marche d’avant vers l’arrière, une baguette à la main. La fascination se crée dans cette diagonale tracée par le mouvement de cette femme. Parfaite diagonale, aller-retour, comme un vecteur géométrique parfait. L’incarnation de la répétition du mouvement se trouve dans cette diagonale, qui va petit à petit se modifier par des mouvements horizontaux, sans même qu’on ne sache quand. Tout se passe comme si le rond devenait ellipse. La scène s’arrête puis recommence. La spirale monte, la forme augmente. Des personnages entrent en scène. Le petit garçon sur sa grue continue de lancer des avions. Cette première scène, très puissante, va continuer de hanter le regard des spectateurs un long moment.
On se perd donc dans la temporalité malgré la structure régulière de la pièce. Les scènes sont des instants précieux où l’art de la répétition règne en maître. La musique participe avec force à cette atmosphère où le temps semble distendu, étiré à son maximum. Ainsi dans la scène de train de nuit ou dans celle du lit, il y a quelque chose de l’ordre de la suspension infinie. Si les notes se répètent, c’est pour mieux se suspendre à nos oreilles. Si les gestes se refont, c’est pour nous faire entrer dans un éternel recommencement. Les émotions ainsi renaissent à chaque cycle, en prenant une teinte particulière. On est comme dans un rêve, dans lequel on replonge incessamment. A chaque scène, des éléments communs nous rappellent les scènes précédentes, et pourtant il n’y a pas d’histoire, pas de liens, juste des symboles, où finalement, on est libre d’y mettre ce que l’on veut.
Einstein on the Beach est un spectacle empreint de poésie. Si les textes de Christopher Knowles sont le ciment littéraire d’Einstein, la poésie que dégage la pièce m’a semblé être l’équilibre parfait entre les arts. Dialogue poétique entre la musique, la littérature, le chant, la danse et le théâtre, Einstein donne un sens à l’expression « art total » – là où de nombreux spectacles ne parviennent qu’à une mauvaise superposition. Einstein est un spectacle total car il offre au spectateur une poésie sans pareille qui se déploie à chaque instant, et sans jamais utiliser d’artifices superflus. Le poids des notes, la forme des gestes, l’architecture des décors, tout cela contribue à l’élaboration d’une forme complexe unifiée. Les formes variées qu’offre cet opéra pour toucher le fond de l’âme, atteignent leur paroxysme dans l’aria presque final avant l’explosion de lumière. L’émotion est brute, elle arrive droit au cœur, sans prendre des chemins de traverse.
C’est aussi dans le langage mathématique que s’exprime la poésie d’Einstein. On la voit avec évidence dans les parties dansées. Les ensembles sont chorégraphiés d’une façon géométrique stricte. Les danseurs sont impressionnants par leur rigueur de placement. Ils entrent en jetés en tournant, se placent tournent avec une rare régularité et repartent. Cet immense tourbillon est formé par des lignes, des cercles, très précis qui semblent obéir à un algorithme complexe. On pense aux formes et aux constructions chorégraphiques de Merce Cunningham, mais ici, la répétition étant le maître-mot, les formes sont stables et les places des danseurs sont toujours les mêmes, ce qui permet d’en faire ressortir, à nouveau, une certaine force. L’architecture des décors renforce aussi cette idée de langage mathématique.
Einstein est sans aucun doute le plus bel opéra qu’il m’ait été donné de voir. Sa grande beauté, cette fusion des arts, sont sans doute les raisons qui en font un grand chef d’œuvre.
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